Contre l’avis de Washington, quatre pays européens rejoignent une banque de financement multilatéral créée par Pékin. Un symbole de la nouvelle force de frappe financière de la Chine, qui remet en cause la domination occidentale.
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Le basculement du monde est en cours, et les Etats-Unis n’y peuvent rien. Au moment où le projet chinois d’une Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) vient de rallier à lui quatre pays européens, les autorités chinoises peinent à cacher leur jubilation devant un mouvement qui illustre avec éclat l’émergence de la Chine en tant que puissance de premier plan –et le déclin corrélatif des Etats-Unis. Le mécontentement de Washington n’y a rien fait : le Royaume-Uni d’abord , puis les gouvernements allemand, italien et français ont décidé de s’ajouter à la liste des pays fondateurs de l’AIIB, une banque de développement dont l’acte de naissance a été signé, à Pékin, en octobre dernier, en présence d’une vingtaine de nations. Le porte-parole de la diplomatie chinoise, Hong Lei, s’est sobrement contenté d’un message de « bienvenue » à ces quatre pays du G7. Grand prince, et faussement naïf, le vice-ministre chinois des Finances, Shi Yaobin, s’est quant à lui déclaré prêt à accueillir les Etats-Unis au sein de l’institution.
Mais dans les médias chinois, la fierté est beaucoup plus perceptible. « Le Quotidien du Peuple » ne fait pas de mystère sur le fait que Washington a tenté par tous les moyens de bloquer ce projet. Du coup, l’agence officielle Xinhua juge les Etats-Unis « irascibles et cyniques », mais aussi « isolés et hypocrites ». Le « Wuhan soir » parle d’un « échec total » de la diplomatie américaine. Le « Global Times », jamais avare de sarcasmes vis-à-vis des Occidentaux, juge que c’est, au plan symbolique, la victoire de « l’harmonie chinoise » contre « l’agressivité américaine ».
Le monopole occidental en danger
C’est, en tout cas, un coup dur pour les Etats-Unis. Au-delà de leur incapacité à empêcher des nations européennes de rejoindre l’AIIB, se profile surtout la remise en cause d’une architecture financière mondiale dominée par Washington. Pékin multiplie les déclarations apaisantes au sujet d’une banque qui dit vouloir collaborer avec les institutions multilatérales existantes et apprendre des meilleures pratiques en cours.
La réalité est plus complexe. Non seulement parce que les méthodes chinoises, en matière d’aide au développement, n’ont pas brillé, jusqu’à présent, par leur exemplarité. Mais surtout parce que les institutions nées des accords de Bretton Woods –la Banque mondiale et le Fonds monétaire international–, en 1944, en ressortent fragilisées. Quoi qu’elle en dise, la Chine est bien en train de s’employer à casser le monopole de ces institutions sous domination occidentale. Le mouvement est manifeste depuis un an : au-delà des presque 50 milliards de dollars qu’elle va mobiliser pour l’AIIB, elle va allouer 40 milliards à un fonds pour la « nouvelle route de la soie », destiné à asseoir son influence dans les pays de son pourtour via des chantiers d’infrastructures. Il faut y ajouter 10 milliards au sein d’une nouvelle banque créée par les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et 41 milliards pour un fonds d’urgence lancé par les mêmes pays pour prévenir les risques de crise. Près de 150 milliards de dollars au total.
Outre-Atlantique, l’heure est à la remise en cause d’une stratégie d’endiguement qui montre subitement ses limites. Jack Lew, le secrétaire au Trésor américain, exhorte le Congrès à changer d’attitude vis-à-vis de la réforme des droits de vote au FMI . Actée en 2010, et donnant plus de poids aux émergents, elle n’a toujours pas été votée à Washington. « Notre crédibilité internationale et notre influence sont menacées », prévient-il. Faute d’avoir su lâcher leur mainmise sur les institutions de Bretton Woods, les Américains –et les Européens par ricochet– risquent de devoir se résoudre à accepter, à brève échéance, le fait qu’elles sont devenues partiellement obsolètes.
CRAINTES SUR LES DERIVES D’UNE GOUVERNANCE A LA CHINOISE
Le 29 juin 2012, la Banque mondiale publiait un communiqué assassin . « Nous disposons de preuves crédibles de l’existence d’un complot de corruption impliquant des fonctionnaires de haut niveau du gouvernement du Bangladesh en rapport avec le projet du pont de la Padma. » Quelques lignes plus loin, l’institution annonçait l’annulation de son crédit de 1,2 milliard de dollars promis aux autorités de Dacca pour mener ce gigantesque projet, d’un coût total de 3 milliards de dollars, permettant pour la première fois de relier le Sud-Ouest du pays aux régions centrales. Suivant la Banque mondiale, la Banque asiatique du développement (ADB) et l’Agence japonaise pour la coopération internationale (JICA) gelaient aussi leurs crédits. Moins d’un an plus tard, deux groupes chinois, China Major Bridge Engineering et SinoHydro Corporation, emportaient le marché de construction du pont de six kilomètres, après avoir promis des travaux plus rapides et une facture totale inférieure de 12 % à ce qu’avancaient les experts des institutions multilatérales.
A Tokyo comme à Manille, au siège d’ADB, la mésaventure de Padma est vue comme un avant-goût de l’entrée en scène dans les prochains mois de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), lancée par le pouvoir chinois. « Le scénario va rapidement se reproduire. Nous allons perdre nombre de projets, Pékin expliquant aux gouvernements de la région qu’ils n’ont pas besoin de s’embêter avec toutes les mesures de contrôle et de gouvernance d’ADB ou de la Banque mondiale », souffle un cadre de l’institution préférant conserver l’anonymat. « On peut penser qu’ils vont travailler comme ils le font en Afrique et en Amérique latine », s’inquiète Ann Perreras, la « policy officer » de l’organisation NGO Forum on ADB. « Ils n’avancent aucune conditionnalité aux projets d’infrastructures », explique-t-elle.
Sur le modèle de l’ADB, dominée par les Japonais et les Américains
Pour les experts, le modèle économique de la banque chinoise ressemblera étrangement à celui développé à l’origine, dans les années 1970, par l’ADB (Banque asiatique de développement) , lorsque son acronyme était encore détourné pour devenir « Asian Dams and Bridges ». L’institution dominée par les Japonais et les Américains se concentrait alors seulement sur des projets d’infrastructures, où des armées d’ingénieurs et d’économistes des deux nations s’imposaient, souvent avec leurs propres entreprises, dans un territoire pour mener les travaux.
A l’époque, les problèmes de déplacement de population liés au projet, les risques environnementaux, les enjeux de réduction de pauvreté ou de genre étaient laissés à la seule responsabilité du pays recevant l’infrastructure. Mais les abus et notamment les scandales de corruption ont contraint l’ADB à progressivement prendre en charge en interne ces considérations complexes et chronophages. Des études « impact » de plusieurs millions de dollars retardent d’autant chaque chantier. En s’exonérant ou en limitant ces contrôles, la banque chinoise pourra aisément moquer la paralysie et la condescendance de l’ADB, dans tous les pays de la région, où la démocratie reste fragile et les appels d’offres peu transparents.
Les gouvernements européens assurent qu’en entrant au capital d’AIIB, ils pourront peser sur sa gouvernance et empêcher les abus. Un argument jugé terriblement naïf par les membres d’autres organisations qui rappellent la toute puissance à la Banque mondiale ou à l’ADB des Etats, en l’occurrence les Etats-Unis et le Japon, détenant les plus importantes parts du capital de ces institutions.
Yann Rousseau (à Tokyo)
En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/monde/chine/0204238900129-la-chine-decidee-a-casser-le-monopole-du-fmi-et-de-la-banque-mondiale-1103617.php?YkiYIEiwSS3hL3Mq.99
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