L’eldorado chinois a laissé place à la désillusion pour les Africains expatriés, confrontés au racisme et à un climat économique difficile
Torse nu, les muscles saillants, deux jeunes Chinois lancent de lourds ballots de chaussettes et de tee-shirts, comprimés à la presse. Sous le plafond de cet immense entrepôt de Canton, un semi-remorque attend, conteneur ouvert. Dehors, sous un soleil de plomb, une vendeuse de fruits fait résonner la sonnette de son triporteur, en vain. «Avant, la cour était remplie de conteneurs prêts à partir», soupire Moustapha Dieng, le patron. Sous-officier dans l’armée de l’air sénégalaise, il a tout lâché au début des années 2000 pour tenter l’aventure en Asie. Il fait de l’export de vêtements à Bangkok quand, en 2003, il entend parler de la Chine. «Au début, je prenais le bus au hasard, j’allais voir des usines de jeans, de chaussures. Les prix étaient tellement bas ! La qualité était très mauvaise, j’ai fait venir des échantillons de Thaïlande pour l’améliorer. J’ai fermé Bangkok, mes clients m’ont suivi. C’était l’eldorado.» Un business porté par la multiplication par vingt des échanges commerciaux bilatéraux entre l’Afrique et la Chine depuis 2000, atteignant 220 milliards de dollars en 2015.
Dieng apprend le chinois, fait venir sa famille, embauche, étend ses activités aux matériaux de construction et aux meubles. «Jusqu’en 2014, j’envoyais environ 180 conteneurs par mois en Afrique. Maintenant, c’est 120, 100, parfois moins. Le loyer de l’entrepôt a doublé en dix ans, les taxes augmentent. Quand je suis arrivé, les ouvriers chinois étaient payés 100 ou 150 euros, aujourd’hui c’est 400 minimum.» Un acquis social qui n’arrange pas ses affaires. Il se réoriente peu à peu dans le transport maritime, sa famille rentre à Dakar : «Ça devenait difficile de payer l’école française pour les quatre enfants, plus de 10 000 euros par an chacun.» Son employée chinoise, qui avait appris le wolof, est partie avec le fichier clients pour monter sa propre affaire. «Le Sénégal construit des zones industrielles pour attirer les Chinois et privilégier les circuits courts. Si on ne s’adapte pas, c’est fini pour nous ici», analyse l’entrepreneur de 54 ans.
Au McDo, deux Allemandes chargées de paquets mangent une glace. D’origine congolaise, elles importent des accessoires pour les coiffeurs afro de Cologne. «Tout le commerce vers l’Afrique part du Guangdong [la province de Canton, ndlr]. Même les Chinois se sont mis à parler lingala et bambara. Mais tout est devenu plus cher, on nous fait des problèmes pour les visas alors qu’on vient avec du cash, beaucoup de cash. Ce matin, une Angolaise se plaignait de n’avoir amené "que" 24 000 dollars, au lieu de 100 000 habituellement, à cause de la crise là-bas, causée par la chute du prix du pétrole.» Comme beaucoup d’autres, elles pensent prospecter au Bangladesh, où les salaires sont réputés quatre fois moins élevés, au Vietnam, voire en Turquie : «C’est plus cher mais on est mieux traités.» D’autres s’installent dans des provinces chinoises plus reculées, où les salaires n’ont pas encore augmenté. «Ici, quand tu fais fabriquer une ligne de vêtements d’après un modèle commandé à un créateur africain, renchérit une femme d’affaires à la table voisine, tu as à peine tourné le dos que le patron de l’usine en fabrique 5 000 pour son propre compte et inonde le marché.» A Xiaobei, les magasins de boubous sont désormais tenus par des Chinois.
Au premier étage d’une galerie marchande, des Africains discutent politique internationale autour d’un mafé poisson. Les plats, «préparés à la maison», sont servis par l’employée chinoise d’un beauty parlour, aidée par un jeune Guinéen rigolard. Les uns vivent là, les autres font des allers-retours. Tous sautent d’une langue à l’autre, chinois, français, anglais, langues africaines, et se retrouvent le samedi soir dans les «maquis», ces restaurants typiquement africains, où il y a toujours une fête nationale à arroser jusqu’à l’aube. Et tous déplorent «le business devenu difficile».
Dans les trois étages du Elephant Mall, la plupart des boutiques sont abandonnées. Une coiffeuse se désole : «Je fais des allers-retours depuis cinq ans. Mais c’est la dernière fois. On est trop maltraités, surveillés par la police, et méprisés.» Chacun semble avoir une mésaventure à raconter : corruption, conteneur bloqué au port, ordinateurs saisis, livreurs noirs harcelés… «C’est devenu compliqué d’obtenir les visas, explique Isidore, jeune secrétaire de l’association des Congolais et exportateur de matériel informatique. Les loyers montent, les tracasseries aussi. Je n’ai plus le droit d’héberger mes clients, ils doivent aller à l’hôtel, et la police fait des descentes pour vérifier. Avant, on était 2 000 Congolais, on n’est plus que 452.» De l’autre côté du boulevard trône la tour Tianxiu, gratte-ciel rose et décrépit. Showrooms, appartements, restaurants clandestins - parfois tout à la fois - s’y superposent. Un pasteur salue ses ouailles dans l’ascenseur. L’un d’eux, Felly Mwamba, a installé ses bureaux au 26e étage. Solide gaillard, une croix en bois sur son tee-shirt noir, il parle à toute vitesse en cantonais sur ses deux téléphones entre ses rendez-vous. «L’intégration est un combat. Ce n’est pas dirigé contre nous, c’est dans l’idéologie de la Chine de défendre ses intérêts. Les gouvernements africains devraient faire pareil. Je suis là depuis douze ans, je paye un loyer, des impôts, un comptable. Et on ne me propose rien, ni crédit à la banque, ni nationalité, ni permis de travail permanent. Même me marier avec une Chinoise est un problème.» Seuls 400 couples mixtes se seraient mariés depuis vingt ans.
De nouveaux Africains arrivent, alléchés par les promesses d’intermédiaires véreux, mais faute de petits boulots, seuls les plus débrouillards réussissent. Roberto Castillo, professeur au département des études africaines de l’Université de Hongkong, confirme : «On est dans une phase de transformation. La stricte politique d’immigration affecte tous les étrangers, pas seulement les Africains. Les meilleures années semblent passées, mais il y a encore beaucoup d’opportunités. La plus ancienne génération de Nigérians est encore en ville, et au taquet sur les affaires. L’histoire est loin d’être finie.» En témoigne le sac à dos d’un changeur chinois clandestin, plein à craquer de grosses coupures en euros et en dollars, comme aux plus beaux jours.
Dieng apprend le chinois, fait venir sa famille, embauche, étend ses activités aux matériaux de construction et aux meubles. «Jusqu’en 2014, j’envoyais environ 180 conteneurs par mois en Afrique. Maintenant, c’est 120, 100, parfois moins. Le loyer de l’entrepôt a doublé en dix ans, les taxes augmentent. Quand je suis arrivé, les ouvriers chinois étaient payés 100 ou 150 euros, aujourd’hui c’est 400 minimum.» Un acquis social qui n’arrange pas ses affaires. Il se réoriente peu à peu dans le transport maritime, sa famille rentre à Dakar : «Ça devenait difficile de payer l’école française pour les quatre enfants, plus de 10 000 euros par an chacun.» Son employée chinoise, qui avait appris le wolof, est partie avec le fichier clients pour monter sa propre affaire. «Le Sénégal construit des zones industrielles pour attirer les Chinois et privilégier les circuits courts. Si on ne s’adapte pas, c’est fini pour nous ici», analyse l’entrepreneur de 54 ans.
«Chocolate City»
Il aurait pu louer des bureaux plus chics, mais il a préféré rester dans le quartier de Xiaobei. «Chocolate City», comme l’appellent sans vergogne les Cantonais, est un monde à part, quelques rues quadrillées de passerelles pour piétons et de ponts autoroutiers. Des fillettes métisses, yeux bridés et tresses multicolores, tiennent la main à leur mère en talons aiguilles, des gamins maliens s’apostrophent en cantonais. L’enseigne d’un restaurant clignote en français : «Notre restaurant musulman se félicite de votre venue.» Le patron est pakistanais, les clients arabes, africains. Un Kurde irakien commande en turc les pains ronds odorants qui sortent du four à bois d’un boulanger ouïghour, minorité musulmane de l’ouest de la Chine. Sur les étals, le manioc côtoie les fruits du dragon.Au McDo, deux Allemandes chargées de paquets mangent une glace. D’origine congolaise, elles importent des accessoires pour les coiffeurs afro de Cologne. «Tout le commerce vers l’Afrique part du Guangdong [la province de Canton, ndlr]. Même les Chinois se sont mis à parler lingala et bambara. Mais tout est devenu plus cher, on nous fait des problèmes pour les visas alors qu’on vient avec du cash, beaucoup de cash. Ce matin, une Angolaise se plaignait de n’avoir amené "que" 24 000 dollars, au lieu de 100 000 habituellement, à cause de la crise là-bas, causée par la chute du prix du pétrole.» Comme beaucoup d’autres, elles pensent prospecter au Bangladesh, où les salaires sont réputés quatre fois moins élevés, au Vietnam, voire en Turquie : «C’est plus cher mais on est mieux traités.» D’autres s’installent dans des provinces chinoises plus reculées, où les salaires n’ont pas encore augmenté. «Ici, quand tu fais fabriquer une ligne de vêtements d’après un modèle commandé à un créateur africain, renchérit une femme d’affaires à la table voisine, tu as à peine tourné le dos que le patron de l’usine en fabrique 5 000 pour son propre compte et inonde le marché.» A Xiaobei, les magasins de boubous sont désormais tenus par des Chinois.
«La police fait des descentes»
Immigration visible, le nombre d’Africains à Canton est sujet à toutes les élucubrations, la presse locale n’hésitant pas à les estimer à 300 000, additionnant allégrement toutes les entrées et sorties du territoire annuelles. Au moment de l’épidémie d’Ebola de 2014, la municipalité avait recensé 16 000 Africains, dont 4 000 résidents longue durée. Mais le racisme a la vie dure, alimenté par les préjugés et les activités d’une petite minorité vivotant de trafic de drogue et de prostitution, une fois le visa d’étudiant ou de tourisme épuisé. «Quand un Africain entre dans un ascenseur, les gens se bouchent le nez. Une fois, on n’a pas voulu me louer un appartement», raconte Moustapha Dieng.Au premier étage d’une galerie marchande, des Africains discutent politique internationale autour d’un mafé poisson. Les plats, «préparés à la maison», sont servis par l’employée chinoise d’un beauty parlour, aidée par un jeune Guinéen rigolard. Les uns vivent là, les autres font des allers-retours. Tous sautent d’une langue à l’autre, chinois, français, anglais, langues africaines, et se retrouvent le samedi soir dans les «maquis», ces restaurants typiquement africains, où il y a toujours une fête nationale à arroser jusqu’à l’aube. Et tous déplorent «le business devenu difficile».
Dans les trois étages du Elephant Mall, la plupart des boutiques sont abandonnées. Une coiffeuse se désole : «Je fais des allers-retours depuis cinq ans. Mais c’est la dernière fois. On est trop maltraités, surveillés par la police, et méprisés.» Chacun semble avoir une mésaventure à raconter : corruption, conteneur bloqué au port, ordinateurs saisis, livreurs noirs harcelés… «C’est devenu compliqué d’obtenir les visas, explique Isidore, jeune secrétaire de l’association des Congolais et exportateur de matériel informatique. Les loyers montent, les tracasseries aussi. Je n’ai plus le droit d’héberger mes clients, ils doivent aller à l’hôtel, et la police fait des descentes pour vérifier. Avant, on était 2 000 Congolais, on n’est plus que 452.» De l’autre côté du boulevard trône la tour Tianxiu, gratte-ciel rose et décrépit. Showrooms, appartements, restaurants clandestins - parfois tout à la fois - s’y superposent. Un pasteur salue ses ouailles dans l’ascenseur. L’un d’eux, Felly Mwamba, a installé ses bureaux au 26e étage. Solide gaillard, une croix en bois sur son tee-shirt noir, il parle à toute vitesse en cantonais sur ses deux téléphones entre ses rendez-vous. «L’intégration est un combat. Ce n’est pas dirigé contre nous, c’est dans l’idéologie de la Chine de défendre ses intérêts. Les gouvernements africains devraient faire pareil. Je suis là depuis douze ans, je paye un loyer, des impôts, un comptable. Et on ne me propose rien, ni crédit à la banque, ni nationalité, ni permis de travail permanent. Même me marier avec une Chinoise est un problème.» Seuls 400 couples mixtes se seraient mariés depuis vingt ans.
«Concurrence déloyale»
Le Malien Thiam Younous, logisticien arrivé en 2002, ne décolère pas. «Au début, on était les bienvenus. Rien n’existait, on a été à la base du développement des échanges commerciaux avec l’Afrique. J’ai organisé la structure d’exportation, travaillé dur, créé des emplois. Depuis la réforme du travail en 2008, on affronte une concurrence déloyale. Quand j’achète en France, mon fournisseur me soutient. Ici, il me double.» Adams Bodomo, chercheur à l’université de Vienne sur la diaspora africaine, relativise : «Qu’ils se plaignent de la manière dont les traite la police de Canton, je comprends, j’ai été moi-même maltraité une fois. Mais ceux qui pleurent sur la compétition chinoise devraient plutôt réorienter leur stratégie.»De nouveaux Africains arrivent, alléchés par les promesses d’intermédiaires véreux, mais faute de petits boulots, seuls les plus débrouillards réussissent. Roberto Castillo, professeur au département des études africaines de l’Université de Hongkong, confirme : «On est dans une phase de transformation. La stricte politique d’immigration affecte tous les étrangers, pas seulement les Africains. Les meilleures années semblent passées, mais il y a encore beaucoup d’opportunités. La plus ancienne génération de Nigérians est encore en ville, et au taquet sur les affaires. L’histoire est loin d’être finie.» En témoigne le sac à dos d’un changeur chinois clandestin, plein à craquer de grosses coupures en euros et en dollars, comme aux plus beaux jours.
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